poniedziałek, 8 stycznia 2024

CHRISTOPHE BECKER « THE ELECTRONIC REVOLUTION WILL NOT BE TELEVISED »

 

CHRISTOPHE BECKER « THE ELECTRONIC REVOLUTION WILL NOT BE TELEVISED »



« The Electronic Revolution Will not Be Televised » ou le « son Burroughs » dans le film Decoder, un dossier préparé par Christophe Becker.

Comment raconter une histoire parallèle, aussi fournie que passionnante, des rapports complexes entre le cinéma, les technologies de surveillance et les forces de transgression, la musique et la politique, durant la seconde moitié du XXème siècle, à partir de Decoder, film « culte » allemand des années 1980. Qui compte à son générique d'éminentes figures des marges culturelles de l'époque, parmi lesquelles on peut citer William S. Burroughs, Genesis P-Orridge, F.M. Einheit, Christiane F ou encore Bill Rice, accompagnés de Soft Cell, de Psychic TV, d'Einstürzende Neubauten et de The The, pour la bande-son.



Outre la bande-annonce du film, un long article de présentation et une bibliographie copieuse, ce dossier propose également une interview de Klaus Maeck, producteur et scénariste allemand, coréalisateur du film Decoder, que les téléspectateurs français ont (re)croisé récemment sur la chaîne Arte à l'occasion de la diffusion de son B-Movie: Lust & Sound in West-Berlin 1979–1989.


de son B-Movie: Lust & Sound in West-Berlin 1979–1989.




« Les musiciens n’ont pas le temps de faire la révolution. »
Pierre Henry
 (1)

§ MUSIQUE, RÉVOLUTION & GOÛT DU JOUR

La musique peut-elle (doit-elle) être révolutionnaire ? Le compositeur Pierre Henry (1927 – 2017), qui semble ici trancher la question, n’en est pas moins ambigu dans ses réponses lorsqu’il revient, dans le même entretien, sur le rôle du compositeur. « Un compositeur est inévitablement un révolutionnaire », dit-il. « J’ai écrit sur le fait de détruire la musique afin d’altérer, petit à petit, l’acte d’écoute. Au contraire des groupes de peintres ou d’écrivains, le musicien est semblable au moine. Il doit rester dans son studio et travailler ». (2)

La question peut sembler d’autant plus digne d’attention que bon nombre d’artistes populaires contemporains font de l’idéal révolutionnaire – jamais défini – une revendication de surface et, en tous les cas, incompatible avec un marché de la musique seulement motivé par les chiffres de vente et l’acquisition de nouveaux marchés. Personne n’est dupe, donc, lorsque les New York Dolls jouent devant un drapeau soviétique en 1975, et le discours de Malcolm McLaren, qui revendique les positions des Situationnistes français tout en tenant fermement à distance leur rhétorique essentiellement révolutionnaire et marxiste, prête, quant à lui, à sourire. (3)

Le musicien se préoccupe d’harmonie, de ton, de thèmes. Sa musique plaît, charme, enthousiasme tant qu’elle peut, sans s’éloigner de cadres artistiques et sociologiques parfaitement définis – la tradition musicale et esthétique ; le cadre de l’œuvre de commande ; le goût du jour dont la provocation peut tout à fait faire partie. Un artiste qui s’éloigne de ces structures est un artiste qui ne vend pas ou peu, et se condamne lui-même à mourir de faim. Ceux comme Pierre Henry, pionnier de la Musique Concrète et électroacoustique, sont bien peu nombreux. Il a fallu construire une idée de la musique et de la méthode de composition, encadrée par la création des écoles de musique et l’apprentissage du solfège, du « beau » redéfini par le critique musical autrichien Eduard Hanslick au XIXème siècle, avant de penser à « détruire la musique » et d’altérer (…) l’acte d’écoute ».

L’évolution de la position de l’artiste dans la société ne cesse de le renvoyer à ces obligations réelles ou supposées. Elles sont artistiques aussi bien que marchandes. Le XVIIème siècle, de façon significative, est celui du clientélisme et du mécénat, « facteur déterminant de la stratégie de carrière ». (4) Et Marie-Ange Croft de distinguer entre clientélisme, qui « relève (…) d’une logique du service, tandis que le mécénat observe plutôt une logique de la reconnaissance » ; « Dans le cas du clientélisme, l’auteur se met au service d’un grand personnage ou bénéficie d’un soutien plus ponctuel pour l’obtention d’une charge […] Quant au mécénat, il ne concerne […] "que l’aide apportée par un grand personnage à des artistes pour les soutenir dans l’exercice de leur art" ». (5)

Il apparaît donc que la création musicale ne peut, dès l’origine, se défaire d’un rapport au public (individuel : le mécène ; collectif : l’auditoire) et de tractations commerciales. Le phénomène prend une nouvelle ampleur avec le public de Franz Liszt (1811 – 1886) qui va se complaire dans une consommation irrationnelle. Il ne s’agit plus seulement d’écouter la musique de leur compositeur favori, mais de posséder – collectionner – des objets gravés portant son profil, ou même d’imiter sa coiffure. Cette « lisztomania » est le début d’un nouveau conformisme, l’artiste devenant pourvoyeur non-seulement d’un art mais d’une image à consommer comme n’importe quel autre bien marchand.

Ce carcan est encore consolidé lorsque, le 18 mars 1902, le ténor Enrico Caruso devient le premier artiste jamais enregistré – en l’occurrence par Fred Gaisberg, ingénieur de HMV, sur des cylindres de cire. Avec ces séances d’enregistrement, le musicien devient un peu plus tributaire de techniciens, d’ingénieurs, de savants, mais également de maisons de disques qui vont distribuer ses disques et s’occuper de la promotion de concerts. Le musicien, alors intégré à une équipe dont il n’a pas sélectionné les membres, est dés lors susceptibles de pressions, de censure, de procès. (6)

(1) Modulations. Une histoire de la musique électronique, traduit de l’anglais par Pauline Bruchet et Benjamin Fau, Paris, éditions Allia, 2004, p. 33.

(2) 
Ibid. La phrase choisie en exergue de notre article conclut ce court paragraphe.

(3) Le mythe d’un Malcolm McLaren révolutionnaire a encore cours dans certaines rédactions, et Thomas Burgel des 
Inrocks continue de lui accorder le titre de « vieux situ » au moment de son décès, ce qui participe d’une construction sans fondement ni justification factuelle. Voir Thomas BURGEL, « Malcolm McLaren : 1946 – 2010 », Les Inrocks, 09/04/10, article disponible sur le site des Inrocks.

(4) Marie-Ange CROFT, 
Edme Boursault : de la Farce à la Fable (1661 – 1701), Thèse de Doctorat Art du Spectacle, Doctorat ès Lettres, sous la direction de Christian Biet et Roxanne Roy, Université du Québec à Rimouski, 2014, p. 95.

(5) Ibid.

(6) En novembre 1983, la maison de disque Geffen poursuivait en justice le chanteur folk canadien Neil Young sous prétexte que ses albums 
Trans (1982) et Everybody's Rockin' (1983) étaient trop peu commerciaux et musicalement éloignés de ses précédents enregistrements.




§ WILLIAM S. BURROUGHS ET LA MUSIQUE : UN RAPPORT PARADOXAL

L’écrivain américain William S. Burroughs (1914 – 1997) commence à attirer l’attention de musiciens à la fin des années 1970. Ce lien, souvent mis en avant par la critique et plus largement par la presse qui va multiplier les contresens à cet effet, reste, toutefois, superficiel. Du mouvement punk, dont l’écrivain est considéré, rapidement, comme l’un des « parrains », jusqu’aux rencontres organisées avec David Bowie (Londres, 1974), Patti Smith (New York, 1979), Debbie Harry et Chris Stein (New York, automne 1979), Burroughs semble avoir influencé tout ou partie de la musique née après le mouvement hippie et le Summer of Love de 1967. Pourtant aucun élément factuel ne vient confirmer ce qui ne s’avère être qu’une série de renvois de surface. Burroughs est, dans les faits, une figure incontournable de l’imaginaire américain et européen depuis les années 1960, mais il n’est pas lui-même musicien. Ces groupes qui se réfèrent invariablement à lui, il ne les a jamais appréciés, préférant le jazz et la musique classique, et l’on peut avancer, sans risquer de se tromper, que Burroughs consent par défaut au statut de caution musicale dans une stratégie de communication efficace. Les artistes, chanteurs et compositeurs qui se réfèrent à lui gagnent en crédibilité ; il est un écrivain exigeant, expérimental, difficile à lire ou assimiler, sans doute, un écrivain qui les valorise en confirmant un engagement intellectuel et artistique réel ou supposé. Burroughs, quant à lui, s’ouvre ainsi à de nouvelles générations pour qui le souvenir de la Beat Generation commence à s’estomper.

Burroughs s’actualise constamment ; il occupe le territoire médiatique. L’écrivain sait qu’il « fascine », pour reprendre le titre de l’essai d’Oliver Harris (7) ; surtout il comprend qu’il est lui-même acteur de cette fascination, et que ses mises en scène lui offrent un battage à bon compte.

Le rapport de Burroughs à la musique n’évolue favorablement qu’à l’issue de la publication de The Electronic Revolution en 1971 (8). Ce court texte programmatique a eu une influence considérable sur la scène musicale mondiale ; The Electronic Revolution est en réalité un précis de guérilla urbaine, un manuel révolutionnaire dont la vocation est de faire des nouvelles technologies sonores autant d’armes dans la guerre qui oppose, selon l’écrivain, les forces de contrôle qui gouvernent et exploitent la Terre de façon plus ou moins dissimulée, et une force de résistance qui rassemble tous ceux qui refusent de se laisser manipuler et d’abandonner leur liberté.

À la différence de la génération punk ou proto-punk qui brigue l’influence de William Burroughs sans plus chercher à perpétuer son œuvre ou à prolonger cette dernière, une nouvelle génération de musiciens, dont Genesis P-Orridge (Throbbing Gristle ; Psychic TV), Cabaret Voltaire, Einstürzende Neubauten, Scanner, Non (Boyd Rice), Monte Cazazza ou encore Jean-Pierre Turmel, qui fonde le label rouennais Sordide Sentimental avec Yves von Bontee en 1978, connaissent son œuvre de manière érudite. Autant d’artistes qui revendiquent de mettre en pratique les théories développées dans The Electronic Revolution, et qui évoluent dans, ou autour de, la sphère dite de la « Culture Industrielle », un mouvement à la fois culturel, artistique et politique.

The Electronic Revolution est traduit en France par le théoricien de la musique Henri Chopin dans la revue de poésie sonore OU. Chopin inclura Burroughs dans son ouvrage d’autorité Poésie sonore internationale au côté des précurseurs Raoul Hausmann, Kurt Schwitters ou Hugo Ball (9).

C’est ce texte qu’un collectif de réalisateurs allemands décident de mettre au cœur de leur film Decoder qui sert de complément cinématographique, et plus largement visuel, aux théories burroughsiennes.

La première de Decoder a lieu en février 1984 au Festival du Film de Berlin la même année. Le film, écrit et réalisé par Klaus Maeck, Muscha, Volker Schäfer et Trini Trimpop, est crédité au seul Muscha (1951 – 2003). Decoder a aujourd’hui atteint le rang de « film culte » en dépit d’un budget restreint (400.000 deutschemarks), d’une diffusion très largement confidentielle et d’une structure expérimentale qui l’exclut de facto du circuit mainstream – il n’est aujourd’hui trouvable qu’en import ou libre de droit sur internet. Parmi les acteurs du film : William Burroughs lui-même, Genesis P-Orridge, F.M. Einheit de Einstürzende Neubauten, ou encore Christiane Felscherinow. Il s’agit du second et dernier film de Muscha, après Humanes Töten, coréalisé avec Trini Trimpop en 1980. Muscha a mis fin a ses jours en 2003.

Avec Decoder, Muscha met en scène un futur proche où les machines, les caméras de sécurité et les écrans omniprésents sont au service d’une super-administration qui épie et contrôle la population. Les filtres de couleur bleus, rouges et verts, employés par la directrice de la photographie Johanna Heer accentuent encore l’effet de distanciation avec le spectateur qui observe un univers à la fois familier et exotique ; un effet de distanciation rehaussé par un montage saccadé influencé par la technique de cut-up ou collage burroughsien (10) que l’on retrouvera, par exemple, chez Kathryn Bigelow (11) ou Nicholas Roeg. Le film, avec ses paysages urbains froids, ses costumes venus droit des films noirs et de l’esthétique punk, a été qualifié, à juste titre, de « cyberpunk » (12). Bill Rice y interprète le personnage de Jaeger (13), membre de cette super-administration, dont l’objectif est de prévenir toute velléité révolutionnaire au sein d’une population gavée de H-Burgers (14) et assommée d’images morbides ou d’actes chirurgicaux qu’elle vient consommer dans les peep shows. Jaeger est l’archétype de l’agent de contrôle que l’on retrouve dans la très grande majorité des romans de Burroughs. Son obsession pour une jeune strip-teaseuse, qu’il vient aborder d’un air libidineux et de façon quasi-menaçante, confirme bien le cadre burroughsien du film : il ne s’agit, en aucun cas, de camper un univers duel où le mal s’opposerait au bien, l’ordre au désordre, mais un univers où les catégories de personnages pourraient aisément se renverser.

À l’autre bout du spectre, F.M. Einheit interprète le rôle de F.M., un employé de la H-Burger Holding Company qui prend conscience que la musique d’ambiance diffusée dans ses fast-foods peut être détournée afin de faire fuir les clients, de les rendre malades ou encore de provoquer de véritables émeutes. Ce détournement est d’abord politique. L’écoute apaisante et sédative de la musique d’ambiance doit permettre au consommateur d’acheter en toute sérénité ; cette musique d’ascenseur ou muzak, est elle-même considérée par Nick Groom comme une « arme de guerre totale », Groom dénonçant l’acte de « programmer notre environnement sonore », mais aussi la « sinistre acculturation » (15) qui en résulte.

Ici, le spectateur fait face à un tumulte, une explosion sonore qui n’a d’autre signification que son fonctionnement impossible. La musique est désacralisée, cette même musique qui, comme le rappelle Theodor Adorno, est « le médium esthétique le plus caractéristique » (16) de la bourgeoisie en déclin, en conséquence inféodée au pouvoir des forces de contrôle. Decoder propose une nouvelle syntaxe, un nouveau vocabulaire sonore contre le système tonal, dans la lignée des expérimentations musicales du XXème siècle – Schönberg, Schaeffer, Henry.

Et si la musique était bel et bien une « arme » avant que ne le théorise Burroughs, The Electronic Revolution va être l’occasion de nouvelles pistes de recherche et d’expérimentations inédites. Comme le rappelle le sociologue Frédéric Claisse :

Pour Burroughs, ce n’est pas la crise des grands milieux d’enfermement, l’émergence d’une souveraineté impériale ou d’un pouvoir sur les populations qui offre le critère décisif d’un passage aux « sociétés de contrôle », mais l’intensification sans précédent des technologies d’information et de communication, particulièrement à partir des années soixante. Il s’agit à la fois d’une bonne et d’une mauvaise nouvelle : d’un côté, jamais le Contrôle n’aura eu une telle opportunité de « conduire les conduites », en produisant les dispositions subjectives, affectives, désirantes qui travaillent pour lui ; de l’autre, jamais le potentiel d’empowerment offert par les mêmes technologies n’aura été aussi important. A mesure qu’il se diffuse, le Contrôle se vulnérabilise et touche ses propres limites. Les instruments d’asservissement, qui réduisent le champ de possibles du contrôlé, peuvent devenir des instruments de libération qui augmentent sa capacité d’action. (17)

Manipuler les sons autorise F.M. à se lancer dans une série d’actions révolutionnaires, provoquer un chaos qui éclatera sans autre proposition politique ou alternative. F.M. fait partie des forces de résistance une fois de plus typiques de l’univers burroughsien. Il est opposé à Jaeger chargé de l’empêcher définitivement de nuire et de sauver la H-Burger Holding Company.

L’objectif est de s’amuser, se désennuyer, et d’intégrer les rangs des « merry pranksters » (18). Klaus Maeck argumente que la multiplication des actions revendiquées par le mouvement Bewegung 2Juni ou la Rote Armee Fraktion en Allemagne de l’Ouest, tout comme la répression policière, ôte un élément précieux à l’acte révolutionnaire qui doit abandonner l’« esprit de sérieux » (19). Le fait que The Electronic Revolution soit en partie inspiré par les « expériences à l’allure de farces » de Ian Sommerville dans les années 1960 (20) est fondamental pour quiconque cherche à comprendre la théorie au cœur de Decoder.

D’autres personnages secondaires : Christiana (Christiane Felscherinow), strip-teaseuse obsédée par les grenouilles qui vivent en liberté dans son appartement. Old Man, interprété par William Burroughs lui-même, High Priest, par Genesis P-Orridge, pionnier de la Musique Industrielle, membre fondateur du groupe Throbbing Gristle qui a publié sur le label Industrial Records les expérimentations de William Burroughs et Ian Sommerville sur bandes magnétiques du « Beat Hotel » de la rue Gît-le-Cœur à Paris sous le titre Nothing Here Now But The Recordings (1959-1980) en mai 1981. Ces acteurs, Klaus Maeck les connaît bien. Il aime la musique d’Einstürzende Neubauten, à qui il consacre un livre en 1989, et se sent artistiquement proche des Anglais de Throbbing Gristle.

Maeck parvient à s’assurer la présence de Burroughs en personne après lui avoir confié son intention de mettre en scène ses textes programmatiques. L’écrivain lui accorde une heure de tournage en 1982 alors qu’il est en Angleterre pour l’événement, qui se focalise sur son œuvre et celle de Brion Gysin, baptisé « The Final Academy » et co-organisé par Genesis P-Orridge, David Dawson et Roger Ely. Le tournage se déroule sur Tottenham Court Road, les images sont de Peter Christopherson (Throbbing Gristle). Decoder est autrement filmé à Hambourg en décembre 1982. Le montage dure presque une année complète.

(7) Oliver HARRIS, William Burroughs and the Secret of Fascination, Carbondale and Edwardsville, Southern University Press, 2003.

(8) On trouve également le texte sous le titre 
Electronic Revolution.

(9) Raoul Hausmann est l’inventeur du poème phonétique en 1918 ; il influencera Kurt Schwitters qui créé son 
Ursonate en 1922, aujourd’hui encore l’un des poèmes phonétiques les plus célèbres. Selon Jean Chopin, le véritable précurseur de ce mouvement à la fois artistique et politique est Hugo Ball (1886 – 1927), poète allemand dont il n’existe aucun enregistrement connu. Cf. Henri CHOPIN, Poésie sonore internationale, Paris, Jean-Michel Place Editeur, 1979, p. 42.

(10) Voir Clémentine HOUGUE, 
Le Cut-Up de William S. Burroughs : Histoire d’une révolution du langage, Dijon, Les Presses du réel, 2014. Notons que Decoder inclut des images du Metropolis de Fritz Lang (1927).

(11) Bigelow est présente à la « Nova Convention Revisited » en novembre 1996 qui célèbre l’œuvre de Burroughs en sa présence.

(12) Par le site forgottenoldfilms par exemple.

(13) « chasseur » en allemand.

(14) A l’époque, « H » renvoie irrémédiablement à l’héroïne. Notons également que le titre provisoire de 
Decoder était Burger Krieg, jeu de mot allemand sur la « guerre du burger » et la « guerre civile ». Voir « Cyberkampf, entretien avec Klaus Maeck ».

(15) Nick GROOM, 
The condition of muzak, Popular music and Society, vol. 20.3, (1996), pp.1-17, cité dans Vincent ROUZÉ. Les musiques diffusées dans les lieux publics : analyse et enjeux de pratiques communicationnelles quotidiennes. domain_other. Université Paris VIII Vincennes-Saint Denis, 2004, p. 61.

(16) Theodor ADORNO, 
Philosophie de la musique nouvelle, traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962, p. 34.

(17) Frédéric CLAISSE, « Contr(ôl)e-fiction : de l’
Empire à l’Interzone », Multitudes n° 48, Association Multitudes, 2012/1, pp. 114.

(18) Voir à ce sujet 
Re/Search #11: Pranks, San Francisco, RE/Search Publications, 1987.

(19) « Being involved in political work in the '70s showed me that I never really felt comfortable in these circles; the legal approach to organizing groups and demonstrations, spreading information via leaflets and magazines was boring and did not agitate too many new folks. And it was getting more and more dangerous in a time when the militant factions like Movement 2nd June and RAF etc. grew, becoming more and more active. And so did the pressure from the police and state. The other option was going underground, but I was scared of prison. I always missed a fun aspect in all political circles. The subtitle of my freak magazine 
Cooly Lully Revue, which was produced in 1976/77, was "magazine for the radical joy of life." », « 2. An Interview with Klaus Maeck », in Jack SARGEANT, Naked Lens: Beat Cinema, Berkeley, Soft Skull Press, 1997, p. 201.

(20) « 
The Text of The Electronic Revolution was partly inspired by the prankster-like experiments conducted in London in the mid-60s by Ian Sommerville, summarised in an essay, "The Invisible Generation," during which Sommerville would play back pre-recorded tapes, containing street noises, police sirens, subway recordings, etc, at specific locations and observe the disruptions they were able to cause », Biba KOPF, « Spreading The Virus », The Wire n°164 (octobre 1997), London, The Wire Magazine Ltd.




§ LES FORCES DE RÉSISTANCE

Après l’interversion accidentelle de cassettes audio, F.M. observe que le comportement des clients du H-Burger où il travaille change radicalement en fonction de la fréquence et du volume des sons qu’on leur donne à écouter pendant leur repas. Ces sons ou fréquences sont autant d’indices de possibles attentats sonores dont il compte être l’origine. Mais pour cela il lui faut un matériel idoine, et mettre à l’épreuve ses spéculations. C’est ainsi qu’il se retrouve face au personnage de Old Man (William Burroughs) qui tient une boutique d’électronique et endosse le rôle de passeur auprès du futur terroriste. Lorsque F.M. entre dans sa boutique et commence à explorer sans but précis, Old Man lui tend, au hasard, des composants électroniques avant de lui donner ce conseil : « look, you got a problem you start from zero preconception. You want nothing special: here it is », une phrase anodine mais, qui, replacée dans le contexte théorique, servira de déclencheur favorable. Plusieurs extraits de textes de Burroughs lus par ses soins – dont les enregistrements de la rue Gît-le-Cœur – sont inclus dans le film afin de souligner son statut de figure tutélaire. Son rôle reste limité, comme le confirme Klaus Maeck Burroughs n’est pas particulièrement bon acteur et son texte est réduit au minimum (21).

La maîtrise est un leurre, c’est ici le message implicite de l’écrivain. Les techniciens, les experts, ont perdu de vue la dimension, sinon la puissance, de l’imaginaire, de l’expérimentation en dehors de toutes règles. L’amateurisme artistique est la seule clef, d’autant plus redoutable qu’elle déjoue toute espèce de pronostic et permet de s’émanciper de la tutelle des ingénieurs et des studios d’enregistrement. Cette injonction, simple de prime abord, est reprise depuis plusieurs années déjà par l’ensemble de la Culture Industrielle qui va faire de son dilettantisme une ligne de force.

C’est donc sous l’égide d’Old Man que F.M. se met à pratiquer, à remplacer les harmonies sirupeuses de cassettes de muzak par des sons discordants et agressifs. F.M. joue avec les sons, les déforme dans son home studio et obtient ainsi une « arme » tout à fait burroughsienne. Magnétophone en main, F.M. arpente les rues de la ville, enregistre les bruits des travaux, des grenouilles de Christiana qu’il s’amuse à torturer ; il enregistre les bruits les plus stridents – les moins musicaux, les moins mélodieux – à la manière de Pierre Schaeffer ou Pierre Henry, alors employés aux studios de la RTF, qui utilisaient déjà l’appareil comme un instrument à part entière et découpaient, bien avant lui, des morceaux de bandes magnétiques utilisées avec des magnétophones à bandes 1⁄2 pouce pour les assembler dans un ordre différent, les mélanger, et donner naissance à des entrechoquements inédits de sons et de bruits.

Tout est instrument, et l’imagination n’a plus aucune limite.

Ces pérégrinations sont l’occasion d’un éveil artistique. C’est là qu’F.M. découvre la « Dreamachine » de Brion Gysin et Ian Sommerville, « cylindre ajouré qui tourne autour d’une lumière de manière à produire un clignotement stroboscopique sur les paupières fermées du spectateur » (22) afin d’induire un état proche de la transe, et que de nombreux artistes, dont William Burroughs et Genesis P-Orridge ont utilisé pour trouver l’inspiration. La présence de l’appareil est significative ; elle permet d’affirmer que c’est tout un pan de la culture qui entoure William Burroughs que Muscha, Klaus Maeck, Volker Schäfer et Trini Trimpop comptent se réapproprier puis diffuser le plus largement possible : une sphère, une galaxie burroughsienne – c’est le concept de « scenius » tel que forgé par le musicien et producteur britannique Brian Eno (23).

Les bandes enregistrées par F.M. ont bien l’effet escompté une fois qu’il les a interverties : les clients du H-Burger, tout comme les voyous venus attaquer le fast food, ne supportent pas l’assaut de bruits violents, ils se bouchent les oreilles, paniquent, et tentent de s’échapper le plus rapidement possible, laissant l’endroit entièrement vide de monde. Dorénavant F.M. se perd dans le travail et refuse qu’on vienne le déranger, lui qui ne connaît rien à la musique, comme lui rappelle Christiana, est devenu musicien d’un tout nouveau genre. Il distribue ses cassettes aux nombreux volontaires qui viennent grossir les rangs d’une armée improvisée. Le but n’est plus de gêner quelques clients, mais de semer le chaos dans la ville et de provoquer des émeutes : dans le métro, les fast-foods qui commencent à envahir l’Allemagne de l’Ouest et symbolisent la présence américaine. Dépourvues de filtre ou de lumière artificielles, ces images d’affrontements urbains sont, sans doute, les seules qui semblent bien réelles. Il s’agit d’images prises à Berlin lors de la visite de Ronald Reagan (24), autant d’illustrations documentaires qui extraient le film de sa position dystopique pour lui accorder un discours politique ancré dans le réel.

La jeune génération s’empare de cette mode et procède à ses propres enregistrements. La police tente d’endiguer les émeutes et confisque les appareils.

(21) « We soon realized that Burroughs was not too good at repeating any lines or movement so we told him to stick to the old tape player we gave him to dismantle. While we were shooting, changing angles etc. he just kept on dismantling this machine, and I think he enjoyed it. », « 2. An Interview with Klaus Maeck », in Jack SARGEANT, Naked Lens: Beat Cinema, op. cit., p. 203.

(22) François BUOT, Alexis BERNIER, 
Alain Pacadis : Itinéraire d’un dandy punk, Marseille, Le Mot et le Reste, 2018. Edition électronique sans numéro de page.

(23) Pour Brian Eno, le « 
scenius » (jeu de mot transparent entre les substantifs « scene » et « genius ») renvoie au génie collectif d’une scène (d’un mouvement) dont les membres participent à une même architecture artistique, visionnaire et inspirante.

(24) « Probably the most exiting footage we recorded was in Berlin when President Reagan visited. We knew that there would be riots, it was a popular game at that time. We went there with one 16mm camera and one U-Matic video camera, which we were set up safely on balconies. And we were in the middle of the action with three more Super-8 cameras.The game was to provoke the police. The political Scene in Berlin was big, and the police did not have many chances, we knew, and it was fun. Whenever the police were going to another area,we had time to think of something new to get them back into action. We placed 'tape terrorist'—friends holding tape recorders—to get footage for our film wherever the action was. So the members of Einstuerzende Neubauten were helping us too. Too bad that in the film our footage looks like archive footage from television, because we had to use video and blown-up Super-8 material which both obviously look different in a 16mm movie. », « 2. An Interview with Klaus Maeck », in Jack SARGEANT, 
Naked Lens: Beat Cinema, op. cit., p. 204.




§ LE MAGNÉTOPHONE, ARME RÉVOLUTIONNAIRE

Le combat de F.M. est un renvoi direct aux rencontres entre William S. Burroughs et Genesis P-Orridge à Londres. En effet, William Burroughs réside dans la capitale britannique de 1966 à 1973, date à laquelle il décide de partir pour New York. Orridge en profite pour tenter de le rencontrer à son adresse de Duke Street, près de Picadilly Circus, en 1973. Orridge n’est pas le premier à venir frapper à la porte de Burroughs. Le tête-à-tête entre les deux hommes est toutefois bien différent en ce qu’il ne peut se résumer à une entrevue entre un artiste et l’un de ses très nombreux admirateurs. Orridge est à la recherche d’un guide, d’un éducateur, et c’est précisément ainsi que Burroughs va se comporter avec lui, notamment concernant l’utilisation du magnétophone et des bandes magnétiques. Il est difficile d’appréhender cette idée de cours ou de formation si l’on s’en tient au seul point de vue musical ou sonore. Orridge ne rencontre pas Burroughs à un moment quelconque de sa vie d’artiste : l’écrivain considère depuis peu le magnétophone comme un prolongement logique de ses cut-ups. Plus qu’une technique littéraire : c’est une manière vivante de fragmenter les innombrables messages qui arrivent chaque jour par l’intermédiaire de la presse écrite ou de la télévision, et de les transformer en matériau inédit.

Il est significatif que les réalisateurs mettent en scène Orridge sous les traits d’un prêtre ou gourou d’une secte aux accents volontairement burroughsiens. Les mots prononcés par le personnage sont ceux d’un exégète, un fidèle lecteur de l’écrivain qui a su, à force de lecture et de travail, décrypter ses injonctions révolutionnaires :

Information is like a bank. Some of us are rich, some of us are poor with information. All of us can be rich. Our job, your job is to rob the bank. To kill the god. To go out there, destroy everybody who keeps and hides the whole information.

Le mancunien, qui fonde l’ordre occulte « Thee Temple ov Psychic Youth » ou « T.O.P.Y. » en 1981, et que la presse anglaise qualifie volontiers de « dirigeant du Temple sectaire » ou de « cupide gourou de caniveau » (25), est le moine de Pierre Henry, sans cellule ni ascèse. Plutôt que de rester dans son studio pour travailler, celui-ci s’exonère de toute espèce de contrainte et quitte sa prison dorée. Il est un homme de Dieu qui prendrait le monde, la rue, comme prieuré et tribune, et aurait, ultime provocation, remplacé l’écriture sainte par les textes programmatiques burroughsiens – la littérature comme objet sacré.

C’est à l’adresse de Duke Street que l’écrivain convainc Orridge que les sons ont bel et bien un effet physique sur le corps, et qu’il le pousse, lui, le musicien, à pousser plus avant ses expérimentations. C’est ce qu’Orridge fera peu après en compagnie de l’artiste américain Monte Cazazza (26). Celui-ci est un touche-à-tout : musicien, cinéaste et performer. C’est également un fidèle lecteur de Burroughs qui regrette que les théories de ce dernier ne soient pas plus largement diffusées.

Ensemble, Orridge et Cazazza vont se lancer dans une série d’expérimentations inspirées des textes programmatiques de Burroughs, spécialement The Job, publié en 1969, que Cazazza confirme être une formidable source d’inspiration. Il n’est pas étonnant que The Job soit un texte référence pour des artistes comme Orridge, Cazazza, mais aussi pour Richard H. Kirk, ancien membre du groupe Cabaret Voltaire. Burroughs s’y adresse directement à la jeune génération pour lui donner envie de sauter le pas, et de tenter ses propres expériences ; le texte programmatique prouve, s’il était encore nécessaire, le lien privilégié entre l’écrivain et son public. « Plus nous pourrons avoir de gens qui travaillent avec des magnétophones », justifie-t-il, « plus les expériences et les prolongements s’avèreront utiles » (« the more people we can get working with tape recorders the more useful experiments and extensions will turn up » (27). Il semble logique, en tout état de cause, que ses admirateurs répondent à son invitation, et tentent de mettre ses théories en pratique en utilisant le magnétophone non pas comme un simple accessoire, mais comme une « arme majeure ». L’expérience n’est d’ailleurs pas bien difficile, et ne demande qu’un matériel rudimentaire depuis la démocratisation du magnétophone portable et de la cassette compacte (28). En mettant en scène ce passage de témoin, Muscha, Klaus Maeck, Volker Schäfer et Trini Trimpop endossent le rôle du mécène du XVIIème siècle, « soutenant » William Burroughs dans son art tout en permettant de diffuser ses théories, comme ses textes programmatiques, le plus largement possible.

The Electronic Revolution propose plusieurs pistes de recherches, mais aussi des méthodes concrètes pour résister à l’action des forces de contrôle. Pour Burroughs, le magnétophone ne permet pas seulement d’enregistrer des sons et de témoigner : il permet de provoquer les événements, et ce de trois manières essentiellement. En enregistrant des rumeurs quelconques diffusées par la suite dans la rue, le partisan aide à entamer la réputation d’un individu donné pour cible... (29) En diffusant toujours dans la rue l’enregistrement d’un opposant politique bafouillant un discours entrecoupé de bruits déplaisants ou comiques, le partisan le montre sous son plus mauvais jour et le discrédite un peu plus (30). Enfin, en diffusant des bruits d’émeutes, de coups de feux, le partisan provoque lui-même une insurrection (31).

C’est cette dernière technique qui, selon Klaus Maeck, est utilisée par la foule lors des émeutes filmées à Berlin. En ce cas, toujours selon Maeck, la réalité rattrape la fiction et les émeutiers comprennent que la police allemande n’est pas préparée à ce nouveau type d’attaque.

(25) « leader of the Temple cult », « greedy gutter guru ». Voir les coupures de presse reproduites dans The Lives & Art of Genesis P-Orridge, Brooklyn, Soft Skull Shortwave, 2003, p. 40.

(26) Cazazza a inventé l’expression « Musique Industrielle » en 1975.

(27) William BURROUGHS, « Academy 23 / The Invisible Generation », 
The Job (avec Daniel ODIER), The Job (avec Daniel ODIER), New York, Grove Press, 1970. Nouvelle publication : London, Penguin, 1989, p. 163.

(28) Rappelons que le premier magnétophone portable est inventé par RCA Victor en 1958, la cassette compacte par Philips en 1964.

(29) « TO SPREAD RUMOURS / Put ten operators with carefully prepared recordings out at rush hour and see how quick the words get around. People don’t know where they heard it but they heard it. », William BURROUGHS, 
The Electronic Revolution, ubuclassics, pp. 12-13. Texte consultable sur le site Ubu.com.

(30) « TO DISCREDIT OPPONENTS / Take a recorded Wallace speech, cut in stammering coughs sneezes hiccoughs snarls pain screams fear whimperings apoplectic sputterings slobbering drooling idiot noises sex and animal sound effects and play it back in the streets subway stations parks political rallies », 
Ibid., ubuclassics, p. 13.

(31) « AS A FRONT LINE WEAPON TO PRODUCE AND ESCALATE RIOTS / There is nothing mystical about this operation. Riot sound effects can produce an actual riot in a riot situation. RECORDED POLICE WHISTLES WILL DRAW COPS. RECORDED GUNSHOTS, AND THEIR GUNS ARE OUT. “MY GOD, THEY’RE KILLING US.” », 
Ibid.




§ LE CAS THROBBING GRISTLE

La pérennité de The Electronic Revolution se retrouve, parmi de nombreux autres exemples, dans la musique de Throbbing Gristle, auquel appartient Genesis P-Orridge. Vouloir assister à un concert de Throbbing Gristle, groupe amateur d’ultra ou d’infrasons également prônés par l’écrivain américain, revient à vouloir le plus benoîtement du monde se soumettre à plusieurs heures de torture sonore ; ce qui laisse penser à tout observateur extérieur que les admirateurs du groupe sont, pour parler clairement, soit masochistes, soit parfaitement idiots. Songeons que, comme le rappelle Peter Szendy (32), « dès 1978, la Cour européenne des droits de l’homme […] avait jugé "inhumains et dégradants" les bruits tonitruants que les Anglais utilisaient contre leurs détenus irlandais. Et en décembre 1989, lorsque les États-Unis ont envahi Panama, Manuel Noriega, qui s’était réfugié à la nonciature papale, a fini par se rendre après avoir été bombardé sans répit par du hard-rock ».

Notre lecture du phénomène est tout autre : selon nous la musique que joue le groupe sollicite le corps tout entier ; maltraité, violenté, celui-ci sort de sa torpeur qui renvoie elle-même à l’action paralysante des forces de contrôle. Ce rapport du corps à la douleur et à une exacerbation de l’identité trouve un écho dans les travaux de David Le Breton, professeur de sciences humaines à l’Université de Strasbourg II. Le Breton souligne l’importance de la douleur comme moyen d’expression pour certaines catégories d’individus marginaux ou marginalisés qui ne sont pas ou plus en mesure de s’exprimer de manière verbale. Détenus, malades mentaux de types autistes ou psychotiques ont recours à cet expédient. La douleur, relative, provoquée par Orridge et ses compagnons prend dès lors tout son sens. Ni gratuite ni perverse, celle-ci aide de manière violente à mettre en lumière l’importance du corps que les contrôleurs veulent à tout prix faire oublier – par le biais de la consommation de drogues ou de médicaments par exemple –, discréditer – la religion qui jette un œil malveillant sur le corps et la sexualité –, ou endormir – la consommation de masse qui apporte au corps les mêmes stimulations sans surprise.

Aussi, note David Le Breton, « [l]a douleur est un détour paradoxal pour retrouver corps dans son existence, éprouver encore le fait de vivre ». (33) La musique réveille le corps en le mettant à l’épreuve et en le harcelant. Une action d’autant moins neutre dans une société qui souhaite généralement éviter la douleur par tous les moyens possibles. C’est une grille de lecture typiquement burroughsienne du son, de l’échantillonnage et de la manipulation de bandes magnétiques qui intéresse ici Orridge. A la différence de pionniers comme Schaeffer et Henry qui voulaient utiliser le potentiel du magnétophone pour créer de nouveaux paysages sonores et refusaient toute étiquette politique ou contestataire, arguant, comme Pierre Henry, que « les musiciens n’ont pas le temps de faire la révolution », les cut-ups sonores réalisés par William Burroughs n’ont qu’un seul objectif : chambouler le corps humain de façon durable et le mettre au centre d’un discours insurrectionnel inédit. L’auditeur ne doit plus se contenter d’admirer le son, de prendre du plaisir à son écoute, il doit s’y confronter physiquement, quitte, comme l’écrit John Cage, à se « débarrasser de la notion de beau ».

(32) Peter SZENDY, « Musique et torture. Les stigmates du son », Po&sie n° 134, Paris, Belin, 2010/4, p.  34.

(33) David LE BRETON, « L’Incision dans la chair / Marques et douleurs pour exister », in 
Quasimodo n°7: Modifications corporelles, Montpellier, Quasimodo & Fils, 520Printemps 2003, p. 100.


Remerciements : Klaus Maeck, Noëlle Batt, Clémentine Hougue.



BIBLIOGRAPHIE

§ Filmographie sélective :

Anthony BALCH, Towers Open Fire, 1964.
_____________, The Cut Ups, 1966.
MUSCHA & Trini TRIMPOP, Humanes Töten, 1980.
MUSCHA, Decoder, 1984.
Klaus MAECK, William S. Burroughs: Commissioner of Sewers, 1991.

§ Ouvrages de William S. Burroughs :

And the Hippos Were Boiled in their Tanks (avec Jack KEROUAC), New York, Grove Press, distribué par Publishers Group West, 2008.
Junkie, Paris, Olympia Press, 1953.
Naked Lunch, Paris, Olympia Press, 1959 ; New York, Grove Press, 1966.
The Soft Machine, Paris, Olympia Press, 1960.
The Exterminator, en collaboration avec Brion GYSIN, San Francisco, The Auerhahn Press, 1960.
Minutes to Go, en collaboration avec Sinclair BEILES, Brion GYSIN et Gregory CORSO, Paris, Two Cities, 1960.
The Ticket that Exploded, Paris, Olympia Press, 1961.
Dead Fingers Talk, Londres, John Calder, 1963.
The Yage Letters, correspondance avec Allen GINSBERG, San Francisco, City Lights Books, 1963.
Nova Express, New York, Grove Press, 1964.
The Last Words of Dutch Schultz, London, Cape Goliard Press, 1970.
The Job (avec Daniel ODIER), New York, Grove Press, 1970. Nouvelle publication : London, Penguin, 1989,
Electronic Revolution, OU/Blackmoor Head Press, 1971.
The Wild Boys: A Book of the Dead, New York, Grove Press, 1971.
Port of Saints, London, Convent Garden, 1973.
Exterminator!, New York, Penguin, 1973.
The Third Mind, en collaboration avec Brion GYSIN, New York, Viking, 1978.
Ah Pook is Here and other texts, London, Calder, 1979.
Blade Runner : A Movie, Berkeley, Blue Wind Press, 1979.
The Adding Machine, London, Calder, 1985.
Cities of the Red Night, New York, Viking Press, 1981.
The Place of Dead Roads: A Novel, London, Calder, 1983.
The Burroughs File, San Francisco, City Lights Books, 1984.
Queer, New York, Viking Press, 1985.
The Western Lands, New York, Viking Press, 1987.
Apocalypse, en collaboration avec Keith HARING, New York, éditions George Mulder Fine Arts, 1988.
Word Virus: The William S. Burroughs Reader (James Grauerholz and Ira Silverberg editors), New York, Grove Press, 1988.
Interzone, New York, Viking Press, 1989.
Ghost of Chance, London, High Risk Books, Serpent’s Tail, 1995.
My Education : A Book of Dreams, New York, Viking Press, 1995.

§ Bibliographie primaire :

Theodor ADORNO, Philosophie de la musique nouvelle, traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962.
Pierre BOULEZ, Leçons de Musique. Points de repère III, Paris, Christian Bourgois Editeur, 2005.
François BUOT, Alexis BERNIER, Alain Pacadis : Itinéraire d’un dandy punk, Marseille, Le Mot et le Reste, 2018.
Henri CHOPIN, Poésie sonore internationale, Paris, Jean-Michel Place Editeur, 1979.
Eduard HANSLICK, Du beau musical : Contribution à la réforme de l’esthétique musicale, Paris, Hermann / HR.ART & PHILO., 2012.
Oliver HARRIS, William Burroughs and the Secret of Fascination, Carbondale and Edwardsville, Southern University Press, 2003.
Clémentine HOUGUE, Le Cut-Up de William S. Burroughs : Histoire d’une révolution du langage, Dijon, Les Presses du réel, 2014.
Jimmy MCDONOUGH, Shakey: Neil Young’s Biography, New York, Anchor, 2003.
Jack SARGEANT, Naked Lens: Beat Cinema, Berkeley, Soft Skull Press, 1997.
*
Beat Generation. L’inservitude volontaire, sous la direction d’Olivier Penot-Lacassagne, Paris, CNRS éditions, 2018.
Burroughs Live, the Collected Interviews of William S. Burroughs, 1960-1997, Los Angeles, Semiotext(e) Double Agents Series, 2001.
The Lives & Art of Genesis P-Orridge, Brooklyn, Soft Skull Shortwave, 2003.
Re/Search #6/7, Industrial Culture Handbook, San Francisco, RE/Search Publications, 1983.
Re/Search #11: Pranks, San Francisco, RE/Search Publications, 1987.
Re/Search # 12, Modern Primitives, San Francisco, RE/Search Publications, 1989.

§ Thèses et travaux universitaires :

Nicolas BALLET, « Révolution bioélectronique. Les musiques industrielles sous influence burroughsienne », Paris, Les Cahiers du Mnam, été 2017, pp. 75-95.
Noëlle BATT, L’Ecriture de William Burroughs, thèse de Doctorat de Troisième Cycle sous la direction de M. Pierre Dommergues, université de Paris VIII-Vincennes, 1975.
Christophe BECKER, L’Influence de William S. Burroughs dans l’œuvre de William Gibson et Genesis P-Orridge. Thèse de Doctorat en Langues, Littératures et Civilisations des pays anglophones, sous la direction de Noëlle Batt, Paris : université Paris VIII, 2010. Thèse disponible sur Internet.
Marie-Ange CROFT, Edme Boursault : de la Farce à la Fable (1661 – 1701). Thèse de Doctorat Art du Spectacle, Doctorat ès Lettres, sous la direction de Christian Biet et Roxanne Roy, Université du Québec à Rimouski, 2014.
Clémentine HOUGUE, Le cut-up. Ses antécédents, ses développements, en Europe et aux Etats-Unis au XXe siècle. Lectures à partir de William S. Burroughs. Thèse de doctorat en Littérature générale et comparée sous la direction de Jean Bessière, Paris : université Paris VIII, 2012.
Vincent ROUZÉ. Les musiques diffusées dans les lieux publics : analyse et enjeux de pratiques communicationnelles quotidiennes. domain_other. Université Paris VIII Vincennes-Saint Denis, 2004.

§ Colloques, journées d’étude :

Christophe BECKER, « Six Six sixties. Des structures d’agressions au discours politique et artistique dans les spectacles et les textes programmatiques de Genesis P-Orridge », communication au colloque « De Farinelli à Bowie : l’invention de la célébrité en musique (XVIIIè-XXIè siècles). Dispositifs, figures, œuvres », colloque international et interdisciplinaire organisé par THALIM (CNRS, ENS, Paris 3) et l’IReMus (CNRS/Université Paris-Sorbonne, BnF, MCC), École Nationale des Chartes (jeudi 26 novembre 2015).
_____________, « No Success La notion de "succès" au sein du travail de dissémination artistique de Jean-Pierre Turmel », communication à la journée d’étude « Réussir dans le Punk » organisée par l’UMR THALIM (CNRS/ENS/Paris 3), Centre Barbara Fleury (3 février 2018).

§ Articles en ligne :

Jed BIRMINGHAM, « Bebop Burroughs », RealityStudio, 14 juin 2006, article disponible sur RealityStudio.org.
Victor BOCKRIS, « Rock’s Backpages: Blondie In Conversation With William S. Burroughs », The Quietus, 2 août 2010, article disponible sur The Quietus.com.
Thomas BURGEL, « Malcolm McLaren : 1946 – 2010 », Les Inrocks, 09/04/10, article disponible sur LesInrocks.com.
Frédéric CLAISSE, « Contr(ôl)e-fiction : de l’Empire à l’Interzone », Multitudes n° 48, Association Multitudes, 2012/1.
Biba KOPF, « Spreading The Virus », The Wire n°164 (octobre 1997), London, The Wire Magazine Ltd.
Peter SZENDY, « Musique et torture. Les stigmates du son », Po&sie n° 134, Paris, Belin, 2010/4.

§ Émissions de radio :

« Les Mécènes : bienfaiteurs philanthropes ou patrons véreux ? », « Vous Avez dit Classique ? », France Inter, 27 octobre 2015, émission disponible sur le site officiel de France Inter.



CYBERKAMPF : ENTRETIEN AVEC KLAUS MAECK

Klaus Maeck est un producteur, scénariste et réalisateur allemand né le 28 juillet 1954 à Hambourg. Il écrit et coréalise Decoder en 1984, écrit, produit et réalise le documentaire William S. Burroughs: Commissioner of Sewers en 1991.

Dans son œuvre, on retiendra ses deux autres films : Liebeslieder: Einstürzende Neubauten (1993) et B-Movie: Lust & Sound in West-Berlin 1979-1989 (2015), ainsi que ses productions de Fatih Akin Crossing the Bridge: The Sound of Istanbul (2005), Auf der anderen Seite (De l’autre côté, 2007) et Soul Kitchen (2009). Klaus Maeck est également l’auteur du livre Hor Mit Schmerzen/Listen with Pain: Einstürzende Neubauten, publié par Gestalten en 1989.


Propos recueillis par Christophe Becker, entre le 30 avril et le 02 mai 2019.

Quel est votre premier souvenir de William S. Burroughs ?

Au milieu des années 70. Je lisais ses textes dans des magazines underground américains et allemands. Dans « Gasolin 23 », par exemple. J’étais impressionné par sa vision novatrice, par sa façon de s’exprimer. Par la suite, les éditeurs allemands Udo Breger et Pociao ont publié le livre The Electronic Revolution – bien avant la révolution électronique qui s’annonçait – comprenant des essais et des instructions visant à contrecarrer l’ordre social. Je ne lisais plus que ça pendant un bon moment, avec le recueil d’entretien de Daniel Odier, The Job. Je n’ai lu les romans de Burroughs que plus tard, et ne comprenais peut-être que la moitié de ce qu’il écrivait. Mais, d’une certaine manière, je saisissais ce qu’il voulait dire. C’était une expérience très forte, appréhender ce que le langage peut accomplir. Ce fut un choc.

Parmi les films que vous avez réalisé ou produit, deux sont en lien direct avec William S. Burroughs : Decoder et Commissioner of Sewers. Pouvez-vous revenir sur l’influence de l’écrivain sur votre œuvre ?

Le point de vue de Burroughs sur la société et sur l’art m’a tellement inspiré que j’ai commencé à écrire, à enregistrer, à filmer et à tout découper. A cette époque, nous avions des confrontations très violentes avec la police et d’autres forces gouvernementales en raison de notre opposition aux centrales nucléaires et de notre entente tacite avec des groupes allemands radicaux comme Bewegung 2. Juni ou Rote Armee Fraktion. Mais j’ai décidé de ne pas me battre physiquement contre les grandes puissances et les colosses mondiaux. Si je voulais changer quelque chose quant aux structures corrompues de la civilisation occidentale, ou du moins rendre les gens conscients de ces structures, je préférais être plus subtil et employer le biais des nouveaux médias, comme les magnétophones par exemple, comme la vidéo, ou le cinéma. C’est ce qui a servi de scénario pour Decoder. Après ma visite à Lawrence, j’ai demandé à Burroughs s’il accepterait de jouer un petit rôle, mais un rôle clef dans mon premier film. Ce qu’il a heureusement accepté de faire. En échange d’une bouteille de vodka.

Pouvez-vous expliquer pour quelle raison Muscha est crédité comme seul et unique réalisateur de Decoder alors que vous l’êtes seulement comme producteur ?

C’est simple : les films n’ont presque toujours qu’un seul réalisateur. Bien que nous ayons commencé sous la forme d’un collectif, et que nous produisions le film ensemble, depuis l’écriture du scénario, le travail en amont, le tournage et le montage, il arrive un moment où vous avez besoin d’une affiche et d’un générique. Un film réalisé par quatre personnes ? Comment cela peut-il fonctionner ? Et bien, pour être honnête, cela n’a pas fonctionné. Bien que nous souhaitions le faire tous ensemble, Muscha avait la façon de voir la plus puissante, et rapidement après avoir commencé le tournage nous l’avons accepté en tant que réalisateur. C’est ce que dit l’affiche. Mais je considère vraiment le film comme un travail d’équipe, comme tous les films ! Toutefois, comme j’étais à l’origine du projet, et qu’aujourd’hui je suis le seul de l’équipe à essayer de m’en occuper, de le garder en vie depuis des décennies maintenant, je le vois véritablement comme mon film. Enfin, c’est une étiquette, ça ne m’intéresse pas beaucoup. Il n’y a que le film qui m’intéresse, et j’adore le fait qu’il a aujourd’hui comme une nouvelle vie, et ce depuis quelques années, et les gens ont envie d’en savoir davantage – dont vous.

Comment avez-vous choisi le titre Decoder ?

Le titre provisoire de mon script était « Burger Krieg ». Un mélange d’anglais et d’allemand, et si vous dites le mot « Burger » comme on le fait en anglais, la prononciation est très similaire à celle du mot allemand « Bürger » qui signifie « citoyen ». Néanmoins, « Bürgerkrieg » signifie « guerre civile ». Après avoir achevé le script nous avons trouvé un meilleur titre, nous n’étions pas vraiment satisfaits du mot « burger » (de H-Burger) dans le titre… Parce que le sujet du film est bien le fait de décoder la muzak ou musique d’ascenseur comme d’autres codes. Je ne suis plus très sûr de qui a trouvé le nom, mais avons su immédiatement que c’était le bon.



Où et quand avez-vous rencontré Genesis P-Orridge et F. M. Einheit pour la première fois ?

Einheit venait à mon magasin punk Rip Off vers 1979/1980, il venait de Bochum jusqu’à Hambourg rompre la monotonie. Il cherchait un groupe différent de tous ces groupes de rocks soporifiques de l’époque. Il est tombé sur les musiciens qui gravitaient autour de Frank Z. Et ils ont formé Abwärts, l’un des premiers groupes punks d’Hambourg. Un peu plus tard nous vivions ensemble, 6 personnes dans une communauté de 6 pièces à St. Pauli. Ma chambre était à côté de celle de Frank. Z, ensuite F. M. Einheit est venu s’installer, Christiane F, Anja Huwe de Xmal Deutschland, et d’autres. C’était plus ou moins une communauté de musiciens. Et quand des amis musiciens venaient en ville, comme Einstürzende Neubauten, Psychic TV ou d’autres, ils avaient un endroit pour rester dormir. C’est comme ça que j’ai rencontré Genesis, dans ma chambre. Je me souviens lui avoir demandé pourquoi il suggérait de porter des uniformes, comme ceux qu’ils avaient à l’époque, pourquoi ils suivaient ces rituels…. Il m’a répondu que c’était un jeu, pas besoin de … Voyons où tout ça nous mène. Et bien, nous avons vu… Je lui ai parlé de mon idée pour Decoder. Je lui ai dit que j’adorerais le voir jouer un rôle, en fait j’aurais aimé le voir jouer son propre rôle. Celui d’un gourou. Il a aimé l’idée et nous a rejoint sur le projet. En réalité, il (elle) nous a beaucoup aidé. Il a trouvé l’emplacement à Londres pour filmer la scène avec Burroughs au moment de l’événement « Final Academy » à Brixton, il a demandé à Sleazy de s’occuper de l’équipement et d’être le chef opérateur. Il a inventé lui-même ses dialogues dans le film, sans doute les plus importants de Decoder : « L’information est comme une banque. Certains sont pauvres, d’autres sont riches en informations. Il nous faut voler cette banque... », c’est ce qu’il a dit quand nous avons tourné à l’hiver 1982 ! C’est fou d’imaginer que j’utilise aujourd’hui cet extrait dans mon nouveau documentaire sur les pirates informatiques allemands du Chaos Computer Club qui proposent de suivre cette règle depuis.

C’est drôle que vous mentionniez le Chaos Computer Club et les pirates informatiques. Quelques années plus tard Hans Hübner (Pengo) allait être arrêté en Allemagne. En tant que pirate informatique il a été lui-même influencé par William Gibson, un grand lecteur de Burroughs.

Et bien… ce n’était pas ce type qui se faisait appeler Hagbard Celine, d’après la Trilogie Illuminatus de Robert Anton Wilson ? Gibson et Burroughs, bien sûr qu’il y a un lien. Mais je ne m’arrêterais pas à Pengo et au Chaos Computer Club.



Comment avez-vous sélectionné les membres de l’équipe de tournage ?

Comme vous pouvez le déduire de mes réponses, nous avons pris ce que nous avions sous la main. F. M. Einheit vivait avec nous à St. Pauli, et il venait de rejoindre Einstürzende Neubauten. C’était le pirate sonore par excellence. Il n’avait qu’à jouer son propre rôle. Christiane F. vivait avec nous, elle était connue comme autrice (Die Kinder vom Bahnhof Zoo). Elle ne prenait plus de drogue à l’époque et cherchait un endroit où prendre un nouveau départ. Son autre identité c’était la fameuse junkie, celle sur qui on écrivait, celle dont le livre était en cours d’adaptation au cinéma… Avec David Bowie… Elle était dans les journaux, et en même temps cherchait à se cacher. C’est ce qui nous a donné l’idée pour son rôle dans Decoder. Elle jouait une personne double, une fille travaillant dans un peep show et quelqu’un qui préférait les grenouilles aux êtres humains. Qui d’autre ? Ralph Richter, l’assistant de Bill Rice, est en réalité le frère de F. M. Einheit et un authentique acteur. L’un des rares acteurs professionnels du film. Et Bill Rice ? Ce grand acteur de la scène « off » new yorkaise que nous avions vu dans des films underground à l’époque, des films comme Subway Riders ou d’autres. Des films d’Amos Poe dont la photographie était assuré par Johanna Heer, une directrice de la photographie autrichienne dont l’éclairage était très particulier, vraiment extrême, nous aimions tous ça. Quand nous lui avons demandé de tourner et d’éclairer notre film nous lui avons également demandé d’emmener Bill Rice, ce qu’elle a fait !

Quelles ont été les premières réactions au Festival de Berlin en février 1984 ?

Elles n’étaient pas bonnes. Les articles étaient mauvais. Les critiques ne comprenaient pas, ce qui est facile à dire aujourd’hui. Bien sûr c’était un film qui allait ouvertement contre les conventions, qui n’avait pas une narration cohérente. L’histoire n’était pas facile à suivre. Nous-mêmes comprenions à ce moment-là que faire un film à quatre, quatre personnes qui voulaient chacun avoir son mot à dire, qui voulaient apporter des idées, n’était pas idéal. Nous aurions pu en faire quatre films, peut-être. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas pu trouver de distributeur à cause des réactions négatives, et nous étions coincés. Il n’y a eu aucune sortie au cinéma avant 1986. Et cette sortie ne put se faire que parce que j’ai trouvé une compagnie de distribution dirigée par un seul homme à Berlin. Et ce type était malin. Nous avons demandé davantage de fonds pour permettre de distribuer le film, et avec cet argent il m’a engagé et payé durant plusieurs mois afin de faire la promotion du film et organiser sa diffusion dans des cinémas pendant une semaine. Ça ne s’est pas bien passé, mais je me rendais compte que des festivals internationaux s’intéressaient au film, et que des gens à Milan, à Los Angeles et ailleurs, organisaient des projections, et j’étais heureux de constater que le film avait au moins eu un retentissement en dehors de l’Allemagne. Surtout en Italie, aux États-Unis et au Japon. Etrange, non ?

Dans Decoder, vous utilisez la voix de Burroughs tirée de l’enregistrement Here Now But The Recordings (1959-1980). Quelle a été votre réaction en écoutant ce disque ?

Je l’ai adoré !

Est-ce que le travail et des théories de Burroughs ont changé votre manière de filmer et de monter ? Connaissiez-vous à l’époque les films d’Anthony Balch comme Towers Open Fire (1984) ? Si tel était le cas, ces films ont-ils influencé le tournage et / ou le montage de Decoder ?

Oui, je connaissais tous ces films. Comme je l’ai mentionné précédemment j’ai beaucoup expérimenté avec le collage filmique et sonore, mais je n’étais pas satisfait du résultat. Du moins pas s’il devait être destiné à un large public. Bien entendu, les travaux de Burroughs et Balch ont influencé le montage du film, et avant cela la façon de découper et d’écrire le script d’une manière non-linéaire. Vous voyez ce que les critiques en ont pensé. Mais nous étions très heureux du résultat comme des répercussions du film à sa sortie. Nous aurions voulu que davantage de personnes comprennent notre propos. Après cette expérience j’ai décidé de réaliser des films plus grand public plutôt que des œuvres d’art.

La musique et les émeutes apparaissent fréquemment dans votre œuvre. Comme dans la vidéo Singularity que vous avez co-réalisé avec Jörg A. Hoppe et Heiko Lange pour le groupe New Order.

Le film B-Movie: Lust & Sound in West-Berlin 1979-1989 a été écrit produit et réalisé par Jörg A. Hoppe, Heiko Lange et moi-même. En bref, nous y avons inclus des extraits de Decoder. Et la vidéo de New Order incluait des extraits de B-Movie !

Traduction : Christophe Becker
Remerciements : Klaus Maeck pour sa gentillesse et sa patience, Clémentine Hougue, Noëlle Batt, Gilles Volle, Jonathan Boutemy, Emmanuelle Letellier.





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